67

Le comte de Nissac s’en vint seul au cœur secret de Notre-Dame pour rencontrer le duc de Salluste de Castelvalognes, général des jésuites, qui l’avait discrètement fait mander.

Après qu’ils se furent salués avec émotion, le religieux passa sa main, en un geste qui lui était familier, sur l’horrible cicatrice boursouflée au côté gauche de son visage.

— Ainsi, vous m’avez trouvé comme si je ne me cachais point ? demanda le comte.

— Tu sais, nos espions sont partout. Même chez ce remarquable homme de police, Jérôme de Galand. Mais je crois qu’il a un homme chez nous, ce qui nous vaut jeu égal.

— Galand ! répéta Nissac.

— Précisément.

— Galand est des nôtres, j’entends de notre « Grande Cause ».

— Je le sais et m’en réjouis. C’est un homme de grande valeur. Mais je t’ai fait venir pour une affaire urgente qui touche ton Pulcinella…

— Mazarin. Un cardinal, tout de même.

— Si peu cardinal, mais homme d’État qui ne manque pas d’intérêt. Eh bien ton Pulcinella, tout comme le roi et le maréchal de Turenne, piétine encore et tarde à écraser la Fronde. Or, j’ai de mauvaises nouvelles par la voie catholique, donc de bonne origine : les Espagnols vont intervenir directement pour que le sort des armes soit enfin favorable au prince de Condé. Cela ne se peut, nous reculerions de deux siècles.

Nissac hocha la tête.

— Malgré les renforts, l’armée royale s’épuise. Il faudrait toujours davantage d’or.

— Il s’agit de cela. Rassemble tous tes Foulards Rouges, à minuit, derrière la cathédrale. Venez sans chevaux, mais avec grand courage. Deux barques vous attendront, et je serai dans l’une d’elles.

— Nous allons détrousser un financier secret de la Fronde ?

— Non, nous allons vérifier bien étrange et ancienne légende. Et très certainement mettre au jour l’un des plus fabuleux trésors qui soit au monde… Si nous arrivons jusque-là !

Rien ne distinguait cet endroit de la berge, fort escarpée, si ce n’est qu’une croix de Saint-André blanche marquait la paroi et qu’une corde pendait depuis le surplomb.

Adroitement, un jeune jésuite saisit la corde et la passa en un anneau de fer de la barque avant de faire un nœud solide que le courant assura davantage.

La barque s’immobilisa, et avec elle une seconde, amarrée à la précédente.

Tous les Foulards rouges se trouvaient là : madame de Santheuil, Nissac, Frontignac, Le Clair de Lafitte, Fervac, Bois-Brûlé, Florenty et Dautricourt.

Côté jésuite, le général s’était adjoint six jeunes prêtres de forte constitution. Au fond des barques gisaient pics, pelles et pioches.

Comme ils en étaient convenus, le comte de Nissac et le général des jésuites désignèrent deux fines lames – Fervac et Le Clair de Lafitte – pour le premier, un jésuite dont l’oreille était d’une finesse peu commune pour le second.

Ainsi le petit groupe pouvait-il espérer n’être point dérangé et, le serait-il, se défendre aussitôt.

Lorsque les trois hommes, utilisant la corde, se furent hissés sur la berge, les autres attaquèrent au pic la paroi escarpée en l’endroit où se voyait croix de Saint-André, soit à deux pieds au-dessus du niveau de la rivière de Seine.

L’espace ne permettait qu’à deux hommes de travailler et on les remplaçait toutes les cinq minutes. Les autres, à la pelle, dégageaient du plancher de la première barque les éboulis de terre et de pierres qui y tombaient.

Au bout d’une demi-heure, le trou d’une circonférence d’une demi-toise se trouvait si avancé qu’il fallut y grimper et travailler courbé. Malgré l’ardeur des Foulards Rouges et des jésuites, l’avancée se trouva ralentie et les hommes qui se remplaçaient, couverts de terre, éprouvaient de plus en plus de peine.

Enfin, au bout d’une heure et demie, le pic rencontra le vide et le trou agrandi permit d’aboutir en une galerie.

On fit redescendre de la berge Fervac et Le Clair de Lafitte. Le jésuite à l’oreille fine, détachant la corde, plongea dans la rivière où on le repêcha avec diligence.

Alors, on renvoya deux des jésuites avec les barques et ordre de revenir toutes les heures.

La galerie, à la lueur des torches, ne paraissait point grande et la moitié se trouvait sous les eaux.

Sur un signe de son général, un jeune jésuite s’avança dans l’eau qui bientôt atteignit sa poitrine mais, dès alors, la pente remontait pour aboutir en un endroit hors d’eau où se voyait gros tas de pierres.

Les Foulards Rouges et les prêtres rejoignirent le jeune jésuite, traversant en se trouvant encombrés de pics, pioches, pelles ou torches et, lorsque tous furent de nouveau sur la terre ferme, le général des jésuites lança un ordre bref :

— Jetez les pierres à l’eau. Il y a un passage derrière.

On se mit de nouveau à l’ouvrage. Les mains, fatiguées et écorchées par les instruments de travail, saignaient à manipuler autant de cailloux.

— Je sais ce que tu penses ! dit, en souriant, le duc de Salluste de Castelvalognes à l’adresse du comte de Nissac qui, d’un revers de main, essuyait son front couvert de sueur.

— Et comment le sauriez-vous ? répondit le comte, amusé.

— Mais parce que je t’ai élevé, lettre après lettre, et pendant tant d’années.

— Vérifions cela !

— Tu penses : « Leurs mains saignent et les miennes aussi. Mais celles des Foulards Rouges saignent moins que celles des jésuites car nous, nous manions l’épée. » N’est-ce point la vérité ?

— Je suis confondu !… avoua Nissac en gardant le sourire.

— Tu n’es point curieux de ce que nous allons trouver bientôt ? demanda le général des jésuites.

— Non point. Mon esprit sait mille choses possibles derrière ce tas de pierres. J’espère simplement que vous ne serez pas déçu.

Le duc de Salluste de Castelvalognes sortit de sa soutane un parchemin fort ancien et précisa :

— Pour l’instant, je ne le suis point.

Bientôt, les dernières pierres furent ôtées, découvrant une nouvelle galerie très étroite où l’on devait avancer courbé. Tous s’y engagèrent sous la conduite du général des jésuites.

On déboucha bientôt dans une petite grotte suintante d’humidité.

D’un geste vif, le général des jésuites désigna un morceau de métal long d’un doigt qui, très étrangement, dépassait de la paroi.

— Qu’en penses-tu, Loup ?

Le comte de Nissac se pencha, la torche à la main.

— Ce métal est fort ancien. Et travaillé par un forgeron des temps jadis. La pointe qu’il forme est bien curieuse chose !

— Creusez ! ordonna le général des jésuites.

On dégagea d’abord une longue, forte, et très ancienne épée mangée de rouille, puis vinrent les ossements d’une main et enfin le squelette d’un homme qu’il fallut évacuer tandis que la peur le disputait à la curiosité chez ceux qui se donnaient à l’ouvrage.

À l’épée, et avec infinie patience, l’homme aujourd’hui réduit à ces ossements avait creusé un conduit de quatre toises avant de s’effondrer, mort de faim ou de fatigue, alors qu’il touchait presque à la liberté.

Le duc de Salluste de Castelvalognes ordonna :

— Loup, sois celui qui découvrira avant les autres car, à présent, la chose est certaine et ma joie est profonde de t’offrir spectacle qui n’a sans doute jamais été vu par regard humain depuis plus de huit siècles et ne le sera jamais plus après toi.

Nissac s’engagea le premier, suivi des autres, mais tous restèrent sans voix tant ce qu’ils avaient sous les yeux semblait impossible en l’an de grâce 1652.

Une nouvelle grotte s’offrait aux regards stupéfaits mais celle-ci était très vaste, la voûte haute et l’on y voyait spectacle absolument extraordinaire qui peut vous amener à douter de vos yeux comme de votre raison et à vous demander si vous vous trouvez au cœur d’un rêve ou en la réalité alors que vous venez de reculer de presque mille ans en arrière !

Aussi, s’arrachant au fascinant tableau, se regardèrent-ils les uns les autres pour s’assurer qu’ils voyaient bien pareillement.

Mais on n’en pouvait douter à constater comme les yeux brillaient et, prenant la main de Mathilde, Nissac contempla de nouveau.

Couché sur le flanc par l’eau qui avait disparu au cours des siècles, et semblable à un grand animal blessé, se voyait, parfaitement conservé, grand drakkar de Vikings dont la figure de proue figurait un dragon et si les voiles avaient pourri avec le temps, la charpente tenait bon.

Ils s’approchèrent.

Une vingtaine de squelettes reposaient là.

Certains portaient encore casque de fer avec deux cornes de taureau. Sur les poitrines creusées par la pourriture, dissimulant les os des côtes, des gilets de cuir cloutés n’avaient point trop souffert de la fuite des siècles.

À côté des squelettes, abandonnées, de longues épées et des haches rouillées rappelaient comme ces hommes du Nord livraient des assauts furieux.

Gisant adossé au mât, coiffé d’un casque magnifique où se voyaient deux ailes de fin métal, portant encore longue cotte de fer et tenant en ses mains décharnées épée et bouclier rond richement décoré, celui qui devait être le chef avait attendu la mort en capitaine.

Cinq coffres de bronze s’alignaient sur le pont.

D’un geste vif qui fut sans effet, puis d’un coup de botte, le général des jésuites ouvrit un des coffres et ce fut scintillement de pierreries, d’or, d’objets rares dont certains d’une étonnante beauté qu’évoquaient chroniques anciennes mais que l’on croyait à jamais perdus ou n’ayant point existé.

Le général des jésuites s’assit sur un des coffres et expliqua :

— Un des Vikings qui punissaient ces malheureux déserta et se convertit à notre religion. Il devint moine et, longtemps après, écrivit toute l’histoire qu’on ne prit point au sérieux en cette lointaine époque. Ce navire n’est pas un bâtiment de siège Viking qui assurait les liaisons mais un drakkar de haute mer. Sachez qu’à partir de l’an 846 et, pendant quarante ans, les Vikings ont attaqué et parfois assiégé Paris. Regardez la beauté de ce navire : soixante pieds de long, le gouvernail, les tapons, les trous de nage… Ces hommes, parmi les meilleurs guerriers de la flotte viking, volèrent le trésor de guerre mais furent interceptés. Leur roi, dont le nom ne nous est point connu, les punit en les emmurant vivants dans une des nombreuses grottes qui bordaient la rivière en ce temps-là. Le roi, sans doute pour faire un exemple, les emmura avec ce trésor qui les déshonora et, en cet endroit, ne pouvait leur servir, leur rappelant en tout instant leur faute.

Il marqua une courte pause et se tourna vers Nissac.

— Allons-nous vraiment offrir tout cela à ce Pulcinella ?

Nissac répondit à mi-voix :

— L’offrir à la couronne aujourd’hui, c’est le donner en héritage, demain, à la République.

Le général des jésuites hocha lentement la tête. Nissac sentit sur lui les regards des hommes fatigués et celui, admiratif, de la baronne de Santheuil. Il eut un geste vif et ordonna :

— Le trésor dans les barques !

Les foulards rouges
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